【SEGA❤︎SATURN】30 ans d’espace-mémoire inclus dedans

:birthday:12/30 J’ai dû revenir éditer les quatre derniers posts parce que j’avais oublié l’emoji du gâteau dans le titre (et aussi : l’étrange micmac entre Sega et SNK)

Vous aimez les posts dans lesquels j’explique un truc bizarre sur la Saturn en long et en large ? Eh bien vous tombez mal car voici un sujet brumeux au sujet duquel j’ai plus de questions et d’hypothèses que de réponses.

C’est couillon car j’ai des connaissances qui bossent chez Sega et chez SNK, mais je n’ai jamais pensé à résoudre ce problème croisé en utilisant l’un des deux camps. Il faudrait que je vois si quelqu’un connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui pourrait m’aiguiller sur la question.

En septembre 1995, probablement autour de l’AOU Show d’automne, Sega et SNK ont annoncé un partenariat exceptionnel de cross-license donnant le droit à SNK d’éditer des jeux sur Saturn et à Sega le droit d’éditer des jeux sur NEO•GEO.

De la façon dont le deal est présenté sur ces pages, à partir de 1996, SNK va éditer ses propres portages de jeux NEO•GEO exclusivement sur Saturn, sous le prétexte que c’est la seule console dont ils sont confiants de pouvoir obtenir un portage irréprochable de leur jeux.

Il y avait évidemment déjà eu de nombreux portages de jeux NEO•GEO sur Mega Drive, Super Famicom, Game Boy, Game Gear, X68000 etc. sous licence par d’autres éditeurs, en premier lieu Takara. Mais SNK, de son côté, avait arrêté l’édition sur les consoles d’autres constructeurs avec le succès de l’écosystème NEO•GEO, et venait de réitérer publiquement un an plus tôt, au lancement de la NEO•GEO CD en septembre 1994, qu’ils ne sortiraient pas eux-mêmes de jeux sur Saturn et PlayStation. C’est donc un sacré coup pour Sega.

À l’époque, personne n’est dupe : ce partenariat a surtout lieu parce que la NEO•GEO CD est un flop. Mais officiellement, Sega et SNK vont travailler main dans la main pour assurer le soutien de leurs machines respectives. Le représentant de SNK explique que Sega est un partenaire de longue date de SNK en arcade (sous-entendu : les jeux SNK se retrouvent dans les salles Sega), ce qui a facilité le rapprochement entre les deux boîtes.

Je me rappelais assez bien cette interview et plus généralement le traitement de cette info dans les médias affiliés à la Saturn, mais je n’avais jusqu’ici jamais pris la peine de vérifier comment la Pravda locale de SNK, le magazine Neo Geo Freak, avait couvert la nouvelle. Ils en parlent, en tout et pour tout, deux fois seulement : dans le Neo Geo Freak sorti en octobre 1995, qui rapporte l’info assez sobrement (ci-dessous)…

… Puis dans le Neo Geo Freak sorti en fin d’année et récapitulant « les dix plus grosses news de la NEO•GEO en 1995 votées par nos lecteurs » ; c’est la News du partenariat avec Sega qui finit premier, avec un bref commentaire « oh la la, ah oui, grosse info quand même » avant de zapper maladroitement vers un sujet moins sensible. On lit entre les lignes, dans les deux articles, que c’était un point d’achoppement assez délicat avec la fanbase hardcore du magazine.

Truc bizarre #1 :

Voici le résultat de ce partenariat :
Jeux édités par SNK sur Saturn → quinze, sans compter les rééditions.
Jeux édités par Sega sur NEO•GEO → zéro.

Du coup, n’y avait-il réellement aucune garantie de la part de Sega dans ce deal ? Même pas un petit jeu bidon sur MVS pour donner le change, genre un portage de Columns, ou Tanto-R chez les nudistes ? Existe-t-il des protos de jeux Sega tournant sur NEO•GEO ?

Truc bizarre #2 :

Vous pouvez voir sur la page de droite du premier article que les deux premiers jeux SNK annoncés sur Saturn sont Fatal Fury 3 (sorti en mars 1995 en arcade) et KOF’95 (sorti en juillet 1995 en arcade). Pour clarifier, les jeux montrés en dessous sont juste là pour donner un aperçu du catalogue NEO•GEO. Ca spécule que « le troisième épisode de Samurai Spirits » (encore en rumeur au moment du bouclage) pourrait être le troisième jeu, mais ce sera finalement World Heroes Perfect.

KOF’95 est sorti en premier, en mars 1996, avec une cartouche ROM dédiée et un portage fignolé aux petits oignons. Le jeu est dispo sur Saturn avant même que KOF’96 ne soit montré sur NEO•GEO donc c’est une actu encore fraîche. C’est une version assez irréprochable, même si Sega et SNK pipeautent un peu quand ils vantent la fidélité 1:1 du portage.

Fatal Fury 3 est sorti plus tard, en juin 1996, sans cartouche ROM via un portage qu’on qualifiera poliment de dégueulasse, alors que la suite Real Bout était déjà sortie en arcade. Pourtant, des deux jeux, c’est Fatal Fury 3 qui finira comme seule véritable exclusivité Saturn car…

Truc bizarre #3 :

… Le partenariat « exclusif » et privilégié ne durera même pas un an. Juste après la sortie de KOF’95 en mars , SNK annoncera son arrivée sur PlayStation avec un portage de… KOF’95, pas besoin de cartouche merci. Le jeu sort sur PlayStation en juin 1996, donc en même temps que FF3 sur Saturn. C’est évidemment un portage en dessous des versions NEO•GEO CD et Saturn, mais sinon ça fait largement la blague. Les portages suivants seront plus compliqués.
(C’est le bon moment pour partager cette excellente vidéo de comparaison.)

Par la suite, les portages SNK auront généralement un à trois mois d’avance sur Saturn, mais on a l’impression que c’est surtout parce qu’il est plus simple et rapide de porter les jeux sur Saturn, ou parce qu’ils ont le bon staff dispo pour le bon jeu, et non pour des raisons de préférence stratégique ou de promesse faite à Sega.

Une poignée jeux sortent même sur PlayStation en avance – notamment les SamSpi, ce qui me fait me demander si cela a un rapport avec le staff impliqué sur SamSpi et parti développer Guilty Gear sur PS1 chez Arc System Works, mais c’est un autre sujet.

Truc bizarre #4 :

La sortie de KOF’95 en Occident. C’est SCEE eux-mêmes qui vont éditer tous les jeux SNK en Europe en 1996, ce qui va créer la rumeur comme quoi existe un deal d’exclusivité régional entre Sony et SNK, et que les jeux SNK sont bloqués sur Saturn. En effet, Real Bout restera une exclusivité PS1 en dehors du Japon, et KOF’95 ne sortira sur Saturn en Europe qu’en 1997.

IMG_5478

Cette « exclusivité » n’est pas impossible, mais ça me paraît incongru. La PlayStation étrillait déjà la Saturn en Europe en minimisant justement à dessein l’importance des jeux 2D ; quel besoin de s’allier à SNK (of all people) pour lui garder la tête sous l’eau ?

Je soupçonne plutôt que Sega of Europe était aux abois et que sortir un jeu nécessitant la production et le stockage d’une cartouche dédiée était un sacré bazar, et qu’ils ont (d’abord) refusé le deal de distribution promis ensuite par Sony. Mais après tout, Sony avait la bave au lèvres à l’époque pour flinguer toute la concurrence, donc pourquoi pas.

Truc bizarre #5 :

Les développeurs de ces deux premiers jeux ; c’est clairement Sega qui les a choisis.

Le développeur principal de KOF’95 est Rutubo Games, le meilleur studio de portage de jeux d’arcade à l’époque, surtout quand ils viennent de systèmes basés sur le 68000. On leur doit X-Men: Children of the Atom, After Burner II, Out Run ou encore Space Harrier sur Saturn. Ils sont très proches de Sega à cette époque.

Le développeur principal de Fatal Fury 3 est Sims, autre grand pote de Sega, qui les a fréquemment aidé sur Mega Drive et Mega CD. C’est un studio qui a moins de talent(s), mais aussi généralement moins de temps et moins de moyens pour accomplir ses portages.

Avoir fait passer KOF’95 en priorité n’est pas surprenant en soi : c’était probablement le plus gros carton de l’histoire de SNK, c’était le portage le plus demandé par les joueurs Saturn d’après les sondages de magazine, alors que FF3 avait été mal reçu par les joueurs et globalement été un bide en arcade (d’où la sortie-express de Real Bout moins d’un an plus tard).

Mais c’est du coup bizarre d’avoir annoncé les deux jeux en commun comme les porte-étendards de ce partenariat exceptionnel et exclusif, pour au final torcher le deuxième jeu sans même garder les apparences (« à la japonaise ») et lui accorder sa propre cartouche Twin ROM dédiée. Technologie que, pour le coup, la PlayStation était physiquement incapable de proposer.

Est-ce Sega qui a lâché l’affaire trop rapidement, en apprenant la sortie de KOF’95 sur PlayStation plus tard dans l’année, ou bien en réponse au deal de SNK avec SCEE en Europe ?

Est-ce SNK qui a abrégé le deal face au ralentissement de son business en 1996, au manque de motivation de Sega pour sortir des jeux sur son système, ou à la compétition grandissante du ST-V en arcade ?

Est-ce que tout ce bazaar cache un rapprochement raté dans le domaine de l’arcade entre Sega et SNK ? Mystère et boule de Supergun.

Truc bizarre #6 :

La fameuse Twin Advanced ROM System de KOF’95 est donc une cartouche Mask ROM capable de charger en mémoire une partie des données du jeu. Dans le cas de KOF’95, on sait qu’il s’agit grosso modo d’assets graphiques pour les animations des sprites, stockés sur une ROM de 16 Megabits (environ 2MB).

Cette méthode Twin ROM n’a été reprise que pour un seul autre jeu Ultraman signé Bandai.

SNK suivra KOF’95 avec deux portages faiblards, FF3 puis World Heroes Perfect quelques semaines plus tard, avant que Sega et SNK n’adoptent une nouvelle méthode de cartouche RAM générique permettant à n’importe quel jeu d’utiliser à sa façon la RAM supplémentaire. D’autres éditeurs leur emboîteront le pas avec des jeux permettant ou réclamant l’utilisation d’une cartouche RAM.

Je pense que vous le savez déjà si vous êtes du genre à visiter Boulette, mais deux versions de la RAM « étendue » (kakuchō) existent : la Kakuchō RAM Cartridge (qui rajoute 1MB de RAM) sortie en septembre 1996 pour le portage de Real Bout Fatal Fury, décidément toujours là pour réparer les conneries de son aîné, et la Kakuchō RAM Cartridge 4MB (c’est marqué dessus) sortie en novembre 1997 pour le portage de X-Men Vs. Street Fighter.

L’idée de rajouter de la RAM dans une console via un accessoire externe pour améliorer les performances d’un jeu CD-ROM est d’abord apparue* avec l’Arcade Card créée par Hudson pour ses portages de jeux NEO•GEO sur PC Engine, à commencer par Garō Densetsu 2 (Fatal Fury 2) et Ryūko no Ken (Art of Fighting) en mars 1994. Ce procédé a l’avantage évident de ne réclamer qu’une seule carte à produire et à vendre pour tous les jeux suivants. Nintendo reprendra cette idée pour la Nintendo 64 avec l’Expansion Pak.
*On peut débattre de l’influence de premiers ordinateurs personnels grand public comme le MSX déjà adepte de cartouche d’extension de performance, mais la filiation directe est moins flagrante.

Depuis plus de 25 ans, la sagesse populaire expliquant l’abandon de la technologie Twin ROM pour une cartouche RAM universelle est que c’est une solution plus économique pour les joueurs et les éditeurs. Mais, en relisant la presse d’époque pour ce post, je suis tombé sur un entretien assez éclairant avec l’équipe hardware de Sega en charge de la Twin ROM, et qui me fait relativiser cette réponse simpliste.

D’abord, tout au long de l’article transpire l’impression que c’est Sega qui s’est occupé d’absolument tout pour le portage de KOF’95. Le contraste avec les entretiens des jeux suivants, qui n’impliquent que le staff de SNK, est éloquent.

Ensuite, Sega explique comment ils en sont venus à choisir ce système de Twin ROM, d’autant que le journaliste a l’intuition de demander pourquoi ne pas avoir choisi une solution RAM comme Hudson sur PC Engine.

Sega répond qu’en vérité, produire une carte RAM universelle leur coûterait extraordinairement plus cher que ne coûterait un système de Mask ROM propre à chaque jeu. En gros, la Twin ROM reprend le principe de production et les composants d’une cartouche Mega Drive. Non seulement c’est beaucoup moins cher en COG purs, mais Sega a déjà les composants, les fournisseurs, les chaînes de production etc. Ils sous-entendent même (ou alors je sur-analyse leur réponse) que ça arrangerait peut-être bien certains départements de continuer les chaînes de production de cartouches via ce genre de jeu hybride.

Et vous savez ce que j’en conclus ? À mon avis, la véritable raison pour laquelle Sega a lâché la Twin ROM, c’est parce que c’était beaucoup trop compliqué de développer des jeux de cette façon, et que cela aurait considérablement freiné les portages d’éditeurs-tiers (et/ou obligé Sega à s’occuper de tout, comme pour KOF’95).

On sait désormais via des interviews plus récentes que Sega avait annulé à la dernière minute la possibilité pour une Saturn de lire des jeux sur le port cartouche, par crainte que les pirates de Hong Kong puissent exploiter cette vulnérabilité pour exécuter des copies de jeux (en 1994, la copie pirate de CD-ROM n’est pas encore économiquement plausible).

Quand on creuse comment la Twin ROM communique avec la Saturn, on se rend compte que Sega et Rutubo, en quelque sorte, auto-hackent la Saturn en contournant les protections mises en place, et font croire à la console que les données de la cartouche proviennent du disque, en exploitant une fonctionnalité méconnue d’un des trop nombreux processeurs de la console.

Cela explique aussi pourquoi un développeur amateur a récemment réussi à créer une image du CD-ROM de KOF’95 incluant tout le contenu de la cartouche Twin ROM dans le « disque », et à utiliser à la place une cartouche RAM 4MB pour stocker les données de la carte Twin ROM réclamées par le code.

Or, quand on se penche sur le chemin ésotérique parcouru par Rutubo pour synchroniser la cartouche et le disque, c’est un boxon hallucinant, a fortiori pour faire tourner tout ça sur un hardware à la logique de programmation notoirement escherienne. C’est de la torture de programmeur.

Je soupçonne donc que Sega s’est rendu compte que la méthode était certes économiquement viable d’un point de vue des coûts de production, mais intenable sur le long terme face aux capacités des développeurs-tiers moins au fait des arcanes de la Saturn, comparée à la solution plus limpide et plus « force brute » de rajouter de la RAM et bon bah démerdez-vous avec. Possible en plus que Sega n’ait pas souhaité partager à tout le monde comment ils outrepassaient leur protection théorique avec la Twin ROM.

Pour conclure (bordel, à chaque fois, je choisis un sujet en me disant « voilà, celui-ci sera plus court »), un détail qui m’a fait marrer en cherchant si les mystères de la Twin ROM avaient depuis été résolus : le premier résultat que m’a filé Google est une vieille discussion avortée sur le forum Segaxtreme tentant de résoudre ce mystère il y a plus de vingt ans, en janvier 2003, et je n’ai réalisé qu’à la deuxième visite que la question avait été posée par un jeune et naïf « CHAZumaru ». Plus ça change…

15 « J'aime »