Or donc, nous avons passé le nouvel an à Baden Baden.
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Moi-même en l’écrivant, ça me fait bizarre.
Oui, Baden Baden, l’espèce de machin qui serait un croisement génétique bizarre entre Aix-les-Bains, Le Touquet et Vichy, mais en Allemagne.
Je continue de m’interroger sur ma propre santé mentale, et en même temps le rationnel est inattaquable. Dans un diagramme de Venn, l’unique intersection entre « ville mignonne accessible directement en train depuis Lyon », « située en Allemagne » et « à moins de 4h30 de trajet, sans changement », il n’y avait aucune autre possibilité. On est donc allé à Baden Baden, parce que c’était notre choix, notre destin, notre punition.
Qu’en dire ? D’abord, qu’il s’agit d’une ville à l’histoire aussi riche et ancienne que sa population. Anciennes thermes romaines fondée au Ier siècle passées sous domination franque, puis capitale catholique du margraviat de Bade au moyen-âge tardif, haut-lieu touristique de la haute société européenne au 19e, muse dévorante de Dostoïevski (qui y a écrit Le joueur en même temps qu’il s’y est ruiné), refuge de De Gaulle en mai 68, bijou hors du temps et hors de prix lové dans un écrin de verdure pour frontaliers curieux et russes en villégiatures aujourd’hui.
Première chose, c’est beau. Genre beau sa maman. Et beau de plein de manières différentes, tantôt pittoresque, art déco, romantique ou néoclassique, entre les palaces aux allures antiques, le cortège de bâtiments finement sculptés, aux façades aussi pastel et gourmandes qu’une vitrine de glacier italien, et les lacis de ruelles qui se perdent dans un dédale de traboules médiévales à pied de colline - le tout réhaussé par de très généreuses décorations de Noël, qui donnent à l’ensemble une indiscutable féérie. La ville a rejoint en 2021 le patrimoine mondial de l’Unesco, et ce n’est pas volé, et à hauteur de touriste, ce n’est pas pas volé.
C’est aussi une ville où l’on se sent à l’abri du temps qui passe - ce qui ne manque pas d’ironie pour une destination de nouvel an - tant il s’en dégage un charme intemporel, une atmosphère hors du temps, une langueur qui tient autant d’une forme de dolce vita germanique que du calme choisi d’une maison de retraite bourgeoise. Parfois, il m’a semblé que j’aurais pu y voir surgir à n’importe quel instant feu ma mamie clodoaldienne, et c’était étrangement touchant. J’espère juste que mon fils ne m’en voudra pas toute sa vie de lui avoir infligé ça, vu qu’il devait faire chuter à lui seul la moyenne d’âge de 35 ans.
Hors du temps, disais-je, et si je devais fixer ces cinq jours dans un souvenir, une bulle, ce serait sans conteste cette halte au café-restaurant Hotel Beek, en face des prestigieuses thermes Carcalla, à déguster à la petite cuillère-doigt à l’équerre le meilleur thé qu’il m’ait été donné de boire, assorti de la spécialité pâtissière du coin, un délice de forêt noire, aérien en bouche autant que subtilement suranné avec ses légères notes de kirsch et de griotte - rarement une sucrerie aura aussi bien résumé une ville.
Du kirsch au kitch, il n’y a que quelques lettres, et à Baden aussi. Station thermale de luxe, avec son casino, sa salle philharmonique, ses antiquaires, son musée d’art moderne, son Picasso son Pollack et son exposition permanente d’œufs Fabergé, qui en ferait un parfait décor de James Bond, Baden est aussi une ville m’as-tu-vu, avec ses boutiques Mercedes et Vuitton, ses mannequins aux collants tigrés sous des manteaux en fourrure, ses costumes blancs à carreau trop cintrés que la morale l’esthétique et mes chaussettes Kirby jugeaient de concert.
C’est enfin une ville hors du temps, dans ce qu’il y a de plus politique, comme déconnectée de 2022, et il fallait sûrement être ici et pas ailleurs pour entendre autant d’accents russes se mêler à l’allemand et au français, autant d’agences immobilières annoncées en cyrilliques, une absence aussi totale de fanions bleus et jaunes, quand les hommages à l’Ukraine étaient omniprésents dans les villes voisines. C’est aussi ça, le pouvoir d’une ville riche : le pouvoir de s’en foutre.
Accessoirement, j’ai trouvé une certaine ironie à me retrouver à Baden Baden pour des raisons écologiques - je ne voulais pas reprendre l’avion pour aller à l’étranger - et atterrir dans la ville d’Allemagne où la consommation de CO² par perruque est possiblement la plus élevée, entre la frénésie consumériste, la passion des automobiles et le budget infini sur l’éclairage public. Et comme Baden Baden n’est pas, comme moi, à un paradoxe près, je m’y suis couché à 22h le 31, probablement comme 50 % de la ville, pour me faire réveiller par le plus long feu d’artifice de l’histoire de ma vie - de 22h à 2h du mat’, ininterrompu, comme si la mairie n’avait trouvé que ce moyen d’écouler le surplus annuel d’impôts locaux, et on ne me fera pas croire que l’édile du coin n’est pas un croisement entre Dr Wright et Patrick Balkany.
Au final, je ne peux pas sérieusement conseiller d’aller à Baden Baden. En tout cas, pas de voyager pour aller à Baden Baden, sauf à avoir été piégé comme moi par un diagramme de Venn. Mais je ne déconseillerais certainement pas de s’y arrêter un ou deux jours le temps d’une escale : c’est une expérience assez unique, autant qu’une respiration très agréable, pour qui aime les gâteaux au kirsch.
Nous, on y est restés cinq nuits, ce qui était certainement trois de trop, mais on a assez avantageusement rentabilisé le séjour en rayonnant un peu dans la région. Notamment en passant une journée à Fribourg, qui non sans une ironie mordante est certainement la ville verte dans laquelle j’aurais aimé installé mon camp de base : le centre-ville médiéval est d’un charme ébouriffant, les rues jeunes, animées et cyclistes ; les échoppes sentent soudain davantage le 10e arrondissement, avec ses fastfood israëliens vegans et ses boutiques de jeux de société scientifiques. Seule limite : là aussi, on en fait géographiquement le tour assez vite. Mais pour le reste, pardon mais
Enfin, on a passé le 1er janvier à Karlshrue, Karlsrueh Karlsruhe, et s’il existe une vie après la mort je pense que cela ressemble un peu à ça : d’immenses avenues vides comme l’ennui qui s’écoulent au ralenti vers un centre abstrait, abscons et absurde, assemblage shadokien de monuments crypto-soviétiques. On a croisé sur notre chemin un zoo urbain, et honnêtement, la quinzaine de flamands roses se disputaient 95 % des couleurs de la ville. Ce qui a fait s’interroger Madame, avec une sincérité désarmante : « Mais c’était en Allemagne de l’Est, Karlsruhe ? » (non, vraiment pas) A sa décharge, autant qu’à celle du refuge de Charles, cette ville nouvelle a été bâtie quasi ex nihilo en 1715, une équerre à la main, par pépère Charles-Guillaume de Bade-Durlach, vnr que son château de Karlsburg ait été détruit six ans plus tôt ; sans savoir que le nouveau le serait lui aussi deux siècles plus tard, comme les trois quart de la ville (température ressentie) pendant la seconde guerre mondiale. Ce qu’il en reste aujourd’hui tient donc d’une ville neuve construite sur une ville neuve, donc des bâtiments des années 1950 et 1960 coulés dans un plan en éventail cryptoilluminati et ouvertoboring.
Heureusement, Schlossplatz, la place du château, a quand même son petit bout de charme, quelque part entre Minsk et Fontainebleau, et je ne regrette ni le lángos à la purée de pommes englouti devant la patinoire, ni la visite du très riche musée régional lové dans l’ancien palais détruit-reconstruit-reconverti. Seul regret : 90 % des pièces exposées, à l’exception des impressionnantes regalia badoises, sont présentées uniquement en allemand. Et puis, il a bien fallu rentrer, retraverser ces boulevards d’un ennui sans fin, avant de se rappeler que, quand même, Baden Baden, au moins c’est mignon.
In fine, je suis aussi content de ce séjour que content d’être rentré. Il n’aurait pas fallu que ça dure une demi-journée de plus, mais c’était quand même gratifiant pour les yeux, riche culturellement, et j’ai appris à dire « château » en allemand. Sur une note plus inquiète, à part une autre famille que j’ai surprise à prendre le même train que nous à l’aller et au retour, à l’évidence, l’idée de partir dans une destination en prenant en compte des questions environnementales (dit le type qui est parti aux US pour le fun cinq mois plus tôt) reste très marginale, et, surtout, relativement ingrate. Ce séjour m’a amusé, mais demain, quand il faudra réfléchir à une autre destination avec des critères proches, cette fois en excluant Baden, je ne vois pas bien ce qu’il restera comme choix dans mon diagramme de Venn.