Merci Tristan !
Quelques lectures de la deuxième moitié de 2021 sur lesquelles j’avais commencé à écrire, pensant faire un récap’, mais ce brouillon traîne depuis bien trop longtemps pour ne pas me rendre à l’évidence : autant le publier tel quel, je ne le finirai jamais en janvier.
Les origines tragiques de l’érudition, une histoire la note en bas de page, Anthony Grafton
Est-ce que je l’ai acheté juste pour le génie du titre et du thème ? Peut-être. Ma micro-déception est que, passé l’intro assez savoureuse, le livre n’ait pas l’érudition gourmande et rieuse d’un Umberto Eco. En fait, après quelques petites tendres gifles de bon aloi à certaines pratiques académiques, cet essai historique redevient assez rapidement premier degré, pour raconter, en sens antéchronologique, l’apparition de la note de bas de page. En toile de fond, on n’y parle pas tant imprimerie et mise en page qu’historiographie. La question d’Anthony Grafton, assez vertigineuse au demeurant, c’est : à partir de quand les historiens commencent-ils à estimer que l’important n’est pas de se faire les passeurs d’événements romanesques mais de documenter au plus près des sources - jusqu’à développer tout un appareil critique de paratexte pour sourcer, prouver, bétonner, et notamment la note érudite ? Il attaque ainsi par Leopold von Ranke, souvent présenté comme le fondateur de l’histoire moderne, académique, en expliquant du reste comment la révolution française et l’ouverture progressive des archives nationales ont permis de bouleverser la pratique des historiens, avant de remonter dans le temps. C’est donc un voyage érudit, qui au choix vous égarera par la précision de certains débats d’époque qu’un non-moderniste peut difficilement soupçonner, ou vous émerveillera par sa faculté à faire revivre le contexte intellectuel et les empoignades cérébrales des 17e et 18e siècle. Il faut quand même avoir une certaine fascination pour l’histoire et son écriture pour y éprouver un plaisir total, mais would recommand quand même.
Le faucheur, Terry Pratchett
J’ai un peu honte, je n’avais jamais lu de Terry Pratchett avant. On m’avait dit qu’il s’agissait d’un des meilleurs, et je dois reconnaître que je me suis bien gondolé. Alors, certes, c’est inégal, il y a deux récits en un, et celui des mages qui ne savent plus trop quoi foutre de leur doyen qui a échoué à mourir et ne sait plus trop quoi faire de sa vie en rab tire un peu trop souvent à la ligne à mon goût. Mais toute la partie sur la Mort qui apprend qu’elle aussi va elle aussi clamser et oh la la mais que va-t-elle faire de ses derniers instants et si elle apprenait à vivre elle qui n’est pas franchement une riante personne est d’un irrésistible comique de situation - bien appuyé à la fois par ses répliques délicieusement glaçantes et leur mise en scène typographique. Et puis, c’est un bouquin s’amuse à faire des nœuds d’humour absurde avec la métaphysique, et j’adore ça. Toute la manière de penser le surplus du monde privé de mort qui s’exprime à travers des caddies fous qui s’en vont se réunir en centre commerciaux, c’est terriblement années 1980 mais la parodie est quand même bien savoureuse (et plus originale que les énièmes reprises de la critique de la société de consommation sous forme de zombies lâchés dans des malls).
11-Septembre: une histoire orale, Garrett Graff
Quel coup de poing. De très loin pour moi l’expérience de lecture la plus forte de 2021, et bien sûr que le thème s’y prête, mais la manière qu’a Garrett Graff de raconter cette journée historique n’a pas d’équivalent : il s’agit d’un récit horodaté, polyphonique des événements, de l’intérieur, par ceux qui les ont vécus aux premières loges, des contrôleurs aériens qui ont vu la tragédie prendre peu à peu forme sous leurs yeux à l’entourage de George Bush en passant par les troupes de secours, et, surtout, les rescapés et familles de victimes.
Je retiens trois choses de ce bouquin.
Déjà, et je vais passer très vite sur ce point qui me rend un peu fou, que si n’importe quel truther s’était donné la peine de faire ce travail-là, rigoureux, éclairant, humain, digne, au lieu d’analyser des poils de cul de pixels de vidéos en 240p compressées avec le cul, moins de conneries pollueraient Internet et les cerveaux humains.
De deux, que l’on saisit mieux, plongé dans la mécanique infernale des minutes qui défilent, le sentiment de sidération, d’impréparation, de confusion, qui a présidé aux réactions des forces américaines, entre une chaîne de commande parfois complexe, des informations impossibles à récupérer rapidement, des malentendus, etc.
Enfin, et c’est peut-être le plus fort, le 11-Septembre n’est pas seulement un événement historique, c’est aussi un phénomène iconique, qui nous renvoie tous à l’image de ces deux tours dressées devant un ciel bleu, un avion incompréhensiblement lancé en leur direction, ou s’en échappant déjà dans un très graphique nuage de fumée. Je pense qu’il est très difficile d’aborder le 11-Septembre sans entrer d’abord par cette image forte et obsédante. De manière naturelle, ce livre prend de fait le contre-pied de cette image d’Epinal, en donnant à ce jour un autre lieu central, à la fois confiné, interminable et sisyphéen : les cages d’escalier des tours. Nombre de témoignages tournent autour de ces marches qu’il faut descendre pour les uns, monter dans l’autre, dans une ambiance indescriptible d’incompréhension et de solidarités, lieu de mille anecdotes tantôt émouvantes, tragiques ou, parfois, rarement, amusantes. On y rencontre des personnes qui deviennent malgré elles des personnages, qui pour leur désespoir, qui pour leur sang-froid, qui pour leur héroïsme. Certains témoignages sont interrompus par des descriptions irréelles - et il faut parfois avoir le cœur solidement accroché - en même temps que par des pensées fugaces d’une futilité déconcertante (du genre à se demander si l’on a bien fermé le gaz en partant ce matin alors qu’on est au cœur d’un des attentats les plus meurtriers de l’histoire). Avec fatalement moins de témoins et donc de témoignages, mais tout de même assez pour les faire vivre, le même dispositif permet de suivre le déroulé des événements dans les différents avions et surtout dans le Pentagone.
Bref, c’est un travail d’histoire orale indispensable, éclairant, suffocant aussi, qui emprunte trop souvent malgré lui à ce qui serait, pour le lecteur, les codes du roman catastrophe, mais de manière intime, naturaliste et digne. Je ne vous cache pas avoir eu plusieurs fois les mains qui tremblaient en lisant : comme on s’en doute, ce n’est pas un récit facile, donc tentez-le si vous êtes accroché et n’avez pas prévu de faire un discours à un mariage derrière.
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