Ecoutez ne commencez pas à vous plaindre du niveau des jeux de mot, j’étais parti initialement sur « [Page Turner] Le topic du petit-fils de Tina », mais ça faisait doublon avec le nouveau topic bédé.
Or donc : ceci est le fil des ebooks, des papyrus, des marque-pages, des LDVELH, des jeux textuels monochromes non-interactifs avec scrolling latéral alternatif manuel, bref, des livres.
Que j’entame, moitié pour la blague, moitié parce que je viens vraiment de le lire, par…
Le livre qu’il ne faut surtout, surtout, surtout pas lire!
On est ici au rayon littérature jeunesse, avec un roman qui s’adresse plutôt aux 8-12 ans, et qui repose sur un pitch à la fois concernant (sauf pour nous) et rigolo : le héros, Max, déteste viscéralement la lecture, mais doit faire face au succès colossal de L’aventure de tes rêves, un mystérieux bouquin qu’absolument tout le monde se met à lire autour de lui, en refusant de lui en délivrer la teneur. C’est le pacte, dès la première page de ce roman dans le roman, il est interdit d’en divulguer quoique ce soit. Commence donc une enquête sur le secret de cette œuvre littéraire au pouvoir séducteur envahissant, et dont, en tant que lecteur, on a bien envie d’apprendre de quoi elle parle pour être aussi fascinante. Ca se lit comme une enquête à hauteur de cour de récréation, avec des personnages façon Club des Cinq en plus moderne (genre l’un de ses potes s’appelle Zizou, parce qu’il joue super bien au foot). Les chapitres sont extrêmement courts, et il faut reconnaître à ce bouquin un certain art du suspense. En tout cas, c’est assez agréable à lire même pour un adulte, et mon cobaye a complètement accroché. Seul hic, qui explique que ce soit moi qui vous en parle et pas lui : ce petit saligot m’a piégé en prenant au mot le titre du livre, que j’ai donc dû lui lire moi-même. Il me le paiera. En tout cas ça me paraît être à la fois un très bon bouquin pour réconcilier avec la lecture les enfants rétifs (le mien relit en boucle les Don Rosa, je voulais l’amener un peu vers autre chose), et un chouette roman jeunesse dans l’absolu.
Changement de registre total avec…
Un enfant de sang chrétien, roman historique ultra documenté, terrible et haletant sur l’un des plus iconiques procès antisémites de l’histoire, l’affaire Beilis - qui n’est inconnue qu’en France, éclipsée qu’elle a été par l’autre affaire d’un registre proche, l’affaire Dreyfus, qui la précède d’une quinzaine d’années.
Nous sommes en mars 1911, dans un quartier populaire de Kiev, quand est découvert le corps sans vie du jeune Andreï Ioushchinsky, 13 ans, massacré d’une quarantaine de coups perforants. Un meurtre sordide, sans suspect évident, si ce n’est celui que désigne l’extrême droite russe, le mouvement ultra nationaliste et monarchiste des Cents-noirs : Mendel Beilis, modeste employé dans une fabrique de briques du service, suspect parce que Juif. Et surtout, suspect d’un type très particulier d’assassinat en particulier : le crime rituel, consistant selon une rumeur moyenâgeuse en exsanguinations de Chrétiens pour la confection du matsa, du pain traditionnel de la Passa’h, la Pâques juive. Bref, on nage en plein délire accusatoire, un môme aurait été tué pour que des Juifs se repaissent de son sang. Le livre n’en parle pas, mais tout ce que vous pouvez lire sur l’adénochrome, cette drogue issue du sang d’enfant dont se repaissent les élites démocrates dans la métathéorie QAnon, c’est juste une mise à jour de ce vieux schéma narratif complotiste.
Le livre lui-même est une passionnante reconstitution historique, plongée dans les dernières années d’un régime tsariste à bout de souffle, rongé par l’autoritarisme, l’antisémitisme et la corruption ; et du règne de Nicolas II, tsar mystique et perché, dont les décisions toutes plus absurdes et clientélistes les unes que les autres entretiennent le sentiment diffus que la société russe est au bord du précipice. C’est une photographie d’époque fascinante de la Russie prérévolutionnaire, faite de pogroms décomplexés, de criminels anarchistes idéalisés par l’intelligentsia, d’ultranationalistes qui s’accrochent à l’idée d’une âme slave traditionnaliste comme à un frein-moteur face à une ébullition intellectuelle et sociale qui leur échappe.
De ce point de vue, cette enquête est l’illustration d’un régime policier et judiciaire dysfonctionnel, dans lequel une pure calomnie à caractère antisémite, relevant de la superstition haineuse, parvient à se muer en chef d’accusation officiel, au mépris de pistes d’enquête bien plus solides. Un enfant de sang chrétien excelle à rendre compte des effets de pouvoirs, des petitesses humaines, des dilemmes moraux, cette alchimie à la fois organique et complexe par laquelle se rencontrent la machinerie d’Etat, les valeurs personnelles des individus pris dedans, les arrangements des uns, les résistances d’autres. C’est ce qui m’a semblé le plus fascinant à la lecture : ce procès est, à strictement parler, une conjuration d’Etat, mais elle n’a pu aller jusqu’à son terme que parce qu’elle a été portée par toute une galerie de personnages aux couleurs et aux motivations très disparates.
Enfin, l’ouvrage se lit également comme un sinistre mais excellent polar, car en toile de fond, subsiste perpétuellement la question : qui a tué Andreï Ioushchinsky, et pourquoi ? On y fait notamment la connaissance d’un personnage particulièrement haut en couleur, Vera Tcheveriak, femme fatale manipulatrice et magnétique, aux fréquentations interlopes, accessoirement mère du copain d’Andreï, dernier à l’avoir officiellement vu vivant. Durant les quelques 430 pages que dure le récit, on navigue au fur et à mesure des découvertes des enquêteurs et des avocats d’une piste à une autre, toutes examinées avec un mélange d’intérêt sincère et de prudence nécessaire. Les cent dernières pages sont consacrées au procès lui-même, et c’est Gyakuten Saiban dans la Kiev de 1913 : vivant, haletant, plein de rebondissements.
J’ai tout de même deux réserves face au bouquin, l’une de forme, personnelle, et l’autre de fond, dont il peut difficilement être tenu responsable. La première tient à son caractère historique : j’ai du mal à m’expliquer pourquoi et comment l’ouvrage peut se passer de notes de bas de pages et de bibliographie. Ok, cela rend son usage plus limpide, plus grand public, mais sur un événement historique aussi central, et si mal documenté dans la littérature grand public, il est dommage de ne pas apporter plus de transparence aux sources utilisées - alors qu’elles sont manifestement à la fois de première main, et pour l’immense partie, inédites jusqu’alors.
Ma seconde réserve porte sur le nombre de personnages : il y en a beaucoup, beaucoup, beaucoup. La qualité du livre est son inévitable défaut, en refusant de renoncer à la complexité de cette affaire et au nombre hors normes d’intervenants, il s’oblige à accumuler les noms et les acteurs, quitte à perdre même le lecteur le plus attentif (ce que je suis, mais avec une mémoire de poisson rouge, il est vrai). C’est à un tel point que le livre débute par plusieurs pages de « distribution », comme dans une pièce de théâtre, pour s’y retrouver quand on s’y perd ! Du reste, s’agissant de noms russes, ukrainiens, ils sont moins aisés à mémoriser pour un lecteur francophone. Mais difficile d’en faire reproche à Edmund Levin, il s’agit juste d’une lourdeur inhérente à son projet, et à titre personnel, je préfère qu’il ait fait le choix de la fidélité à la complexité du procès plutôt que d’une simplicité qui aurait été plus digeste mais l’aurait davantage trahi.
Au final, c’est très possiblement ma lecture préférée de 2021 pour l’instant, une plongée érudite, immersive et fascinante dans une affaire judiciaire absurde, qui concentre à la fois 1000 ans de récits persécutoires, la fin d’une empire, le zeitgeist mondial fascinant des années 1910. Et s’il y a bien des gens à qui je pense pouvoir en recommander la lecture sans craindre de me tromper, c’est bien les lecteurs de Boulette : on est en plein cœur du topic de nos intérêts pour l’histoire, la géopolitique et l’anthropologie. Et, spoiler : les humains sont des cons - mais, sans vous en gâcher la fin, pas tous dans cette histoire.