J’ai vu INU-OH, le dernier film de Yuasa Masa.aki, adapté du récit éponyme de Furukawa Hideo (Le roi chien) lui-même inspiré du Dit des Heike. Le visuel des personnages est de Matsumoto Taiyô.
Ce n’est peut-être pas le chef d’oeuvre de Yuasa, mais c’est un sacré petit ovni qui vaut la peine d’être vu en salle.
Il faudrait un minimum de contextualisation historique que le film ne donne pas vraiment, mais on peut aussi se laisser emporter par le cocktail concocté par Yuasa, qui mélange volontairement les récits, les périodes et les grands genres artistiques du Japon médiéval.
A la base, c’est l’histoire d’un biwa-bôshi (moine aveugle joueur de luth et conteur de récits de la geste des Taira (=Heike) VS Minamoto, les fameuses guerres du 12e siècle - qu’on a récemment vue adaptée en série par Yamada Naoko), et du fils d’un acteur de Nô à la cour du shogun Ashikaga Yoshimitsu au 14e, pendant l’époque des deux cours impériales Nord/Sud.
Les deux personnages, « à l’insu de leur plein gré », ont été frappés très jeunes par une malédiction liée à l’interdit de monstration des Trois Trésors Impériaux, enfreint par leur père dans un accès d’hubris. Trésors Sacrés brinquebalés et parfois paumés pendant cette fameuse guerre Taira/Minamoto et que le grand-père du shogun Yoshimitsu cherchait dans le film à retrouver pour asseoir la légitimité de son pantin impérial (celui du Nord) sur l’autre.
Pour se libérer de la malédiction, les deux jeunes performent des sortes de rituels d’apaisement (ce qu’était finalement le Dit des Heike, un requiem à la mémoire des esprits courroucés du clan Taira vaincu) qui prennent la forme de performances théâtrales/musicales centrées sur des épisodes plus ou moins expurgés du canon de la geste des Heike (…ou inventés?).
Bon, ce n’est pas l’intrigue la plus limpide et plausible qui soit, mais de toute façon on comprend assez vite que l’exposition d’un récit linéaire n’intéresse pas vraiment Yuasa. Une fois les deux compères réunis à Kyoto, le film dévie sur une succession de ces morceaux de bravoure musicaux et c’est à travers eux qu’il raconte les épisodes manquants qui permettent de compléter le récit.
Le plus intéressant, c’est le second niveau du discours qui porte sur les luttes d’influences entre factions politiques qui cherchent à utiliser les arts (le Dit des Heike et le Nô en l’occurrence) pour légitimer leur autorité. Ici ce sont les shoguns Ashikaga, mais évidemment ce processus visant à l’hégémonie culturelle est un sport national au Japon depuis la compilation des chroniques Kojiki et Nihonshoki par les empereurs au 8e siècle et l"écrasement" des cultures et croyances locales sous les mythes « officiels » liés à l’unification de l’Empire.
Dans le film, le shogun Yoshimitsu finit par interdire au héros de mettre en scène ses récits « apocryphes » du Dit des Heike, et n’autoriser qu’une seule et unique version « officielle » dont la teneur et les conteurs lui conviennent mieux.
Le film se présente donc comme une fable sur la liberté de l’artiste, la licence poétique et le refus d’une forme de « pureté » narrative et esthétique, et évidemment on peut le lire comme un manifeste de la part de Yuasa lui-même, d’autant plus croustillant que son film est sponsorisé par le ministère de la culture… qu’il remercie de son obole en entrechoquant les périodes, les styles, les genres, contre une vision plus « officielle » et académique de l’histoire et des arts classiques du Japon, avec son opéra-rock décadent dans lequel biwa-bôshi et acteur de nô du 14e siècle se déhanchent sur une mise en scène de kabuki (17e), des grosses guitares et des mélodies empruntées aux classiques du rock anglo-saxon du 20e (Bowie, Queen…), en refusant même l’esthétique quelque peu standardisée de l’animation japonaise contemporaine pour lui préférer son habituel fourmillement foutraque.
Bref, c’est Yuasa: toujours aussi peu académique, toujours aussi réjouissant.