Grâce à la cuvée 2023 du Covid (qui déception, n’a pas un goût de banane), j’ai pu visionner de manière boulimique (gloutomater, quoi) l’intégrale de Shingeki no Kyojin, dont la quatrième et dernière saison s’est achevée le mois dernier. Cette série est assez dingue. Au-delà de son souffle épique sur lequel il y aurait tant à dire et redire, j’ai peu de souvenirs d’une œuvre audiovisuelle aussi radicale, aussi jusqu’au-boutiste, et a fortiori dans l’univers sériel à la production si particulière et si heurté du manga, d’un tel niveau de maîtrise narrative. J’ai encore besoin de laisser le soufflet retomber mais clairement la série squatte mon cerveau sans payer de loyer depuis une semaine.
J’avais vu il y a plusieurs années la S1, que j’avais trouvé d’une incroyable radicalité, en même temps que d’une étrangeté fascinante, mais j’avais laissé tomber par la suite, essentiellement en raison du délai de prod assez fou entre chaque saison (surtout entre la S2 et la S3 : quatre ans !). Je n’ai pas lu les mangas. Et récemment, un ami de bon conseil m’a fortement recommandé la reprise du visionnage, et je lui dois clairement une bière.
Résumé
J’ai rarement vu une série faire un usage aussi fin et habile du malaise, et lui donner une puissance politique qui ne se révèle que petit à petit. J’ai rarement vu une série autant penser chaque dialogue, même le plus anodin, comme autant de pièges prêts à se refermer sur les personnages - et le spectateur. J’ai rarement vu une série intégrer à sa mythologie et sa narration jusqu’au moindre détail des génériques. En fait, je n’ai jamais vu une série comme ça. Depuis la première seconde, elle sait ce qu’elle fait, ne prend jamais le spectateur en traître, il n’y a pas vraiment de TGCM, de deus ex machina, ou si peu à l’échelle d’une telle ambition.
Elle a l’épaisseur, la noirceur et le souffle épique de Game of Thrones, l’ambition narrative des Nolan les plus acrobatiques, en même temps que l’élégante sophistication des meilleurs whodunit.
Et dans le même temps, quelle résonance vertigineuse. J’avoue avoir blêmi plus d’une fois des échos dans l’actualité de ces scènes de civils acculés, massacrés, écrabouillés ; dégluti avec un goût amer face aux pulsions héroïques vengeresques des principaux personnages ; frissonné face aux montées populistes et fascisantes bien trop réalistes de la série.
« La peur doit changer de camp ». C’est le message posté sur un groupe WhatsApp de mon quartier par un gus qui veut organiser la « résistance » face aux « jeunes » qui foutraient le quartier en l’air (ils volent des vélos mal protégés, si ça vaut pas la peine de mort ça). Des dizaines de personnes ont applaudi à son appel, il va y avoir un pot de quartier entre les gens qui veulent prendre en main la sécurité du coin. C’est la logique du eux contre nous. Ça n’a rien d’original. Ça va évidemment dégénérer.
Que SnK soit une œuvre profondément pacifiste ne la rend certainement pas très originale en soi ; c’est la manière dont elle amène son message qui l’est. L’idée de suivre un jeune héros amené à devenir le principal antagoniste est déjà plus atypique - d’autant plus qu’il est plus fort de s’attacher à Anakin avant de découvrir qu’il devient Dark Vador que l’inverse. Le jeu d’échelle et le zoom des deux premières saisons sur le royaume de derrière les murs, dans l’ignorance forcée de l’existence du reste du monde, instaure un brouillard extrêmement malin pour s’associer à la myopie des personnages. Le changement de perspective final n’en est que bien plus puissant. Et purée, l’épisode 64, quand Eren explique à Reiner qu’ils sont en fait pareil, et que soudain il devient évident que le gentil sauveur devient le dangereux cinglé et réciproquement, wow.
Alors, bien sûr, ça tire un peu en longueur sur la fin, la série ayant besoin d’intégrer et développer de nouveaux personnages pour diluer le point de vue des protagonistes originaux ; il y a des incohérences ça et là - et pourquoi tous ces titans colossaux sortis de nulle part, et pourquoi eux ont une endurance infinie, et pourquoi ces titans sortis de nulle part dans le titan originel, etc. On sent également qu’il y a eu des hésitations sur le degré de radicalité à apporter à la fin, qui se conclue sur un entre-deux, ou un trois-quart, ou un 80 % moins probant, quoique pas moins amer ; et les explications mystico-métaphysiques finales emmènent sans doute l’œuvre un peu trop loin et trop haut pour son propre bien.
N’empêche. Quel machin incroyable.