Tengai Makyō II: Manjimaru
Mon RPG des vacances d’été, ou peut-être une énième excuse pour ne pas lancer Octopath Traveler ? C’est ma troisième expérience avec le jeu sur près de trois décennies mais c’est sans doute la première fois que j’en profite vraiment.
Si vous lisiez Joypad dans les années '90 ou que vous aviez des copains à fond dans la PC Engine, vous connaissez sans doute au minimum la réputation de Tengai Makyō II alias « Far East of Eden II », consacré dans multiples classements de joueurs japonais comme → ici « le plus grand RPG de l’Histoire » ← là « le meilleur jeu de la PC Engine » et autres superlatifs du même tonneau.
Mais surtout, dès le milieu des années '90, cette réputation dans les cours de récré d’un RPG épique et interminable – pas aidé dans une France pré-Internet par le fait que certaines énigmes et barrières à la progression sont quasiment impénétrables sans parler un minimum japonais, même si cela n’a pas empêché certains de persister ou d’aller chercher de l’aide sur des réseaux interlopes (3615 Joypad, on pense à toi).
Plus récemment, le jeu a gagné une autre réputation plus orientée business de possible premier projet AAA de l’histoire du divertissement interactif, avec ses 150+ développeurs, son budget pharaonique (plusieurs millions de dollars) et son monde gigantesque étalé sur « vingt-mille écrans de jeu. »
Est-ce que Tengai Makyō II mérite encore tout ce brouhaha aujourd’hui ? 63h26m plus tard (la fin donne un clear time), je vous réponds Oui mais… il n’y a probablement jamais eu de meilleur moyen officiel pour en profiter que sur la PC Engine Mini※ et ses providentielles quatre banques de sauvegarde instantanée. Je vous explique pourquoi après la pub.
(※attention le jeu n’est pas inclus dans les modèles TurboGrafX16 Mini et Core GrafX Mini)
Rappelons le contexte en deux paragraphes. NEC sort le CD-ROM² pour la PC Engine en 1989 et a besoin d’un RPG, juste après le phénomène Dragon Quest III, pour montrer les possibilités du format face aux limites des jeux Famicom. Son partenaire Hudson s’associe à Red (et une tonne de sous-traitants) pour créer Tengai Makyō: Ziria, un RPG fortement inspiré par Dragon Quest mais dans un univers japonais folklorique basé sur la légende du ninja Jiraiya (c’est ainsi qu’il faut prononcer « Ziria »). Le jeu est conçu sur un modèle très proche (et avec une bonne partie du staff) de Momotarō Densetsu, premier RPG de Hudson et déjà un gros succès de la Famicom. Ziria s’inspire aussi du dessin animé, avec des cinématiques conçues par des professionnel(le)s de l’animation, des doublages pour les dialogues importants et une collaboration musicale prestigieuse (Sakamoto Ryūichi). C’est un succès.
Rebelote deux ans plus tard: NEC et Hudson lancent le format Super CD-ROM² qui exploite une RAM plus conséquente et permet aux jeux PC Engine de stocker et d’afficher des graphismes et animations dignes de la Super Famicom fraîchement sortie. Ils combinent aussi tous ces agréments dans une nouvelle version de la console nommée PC Engine Duo pour simplifier le choix des nouveaux utilisateurs et il faut donc encore une fois un jeu porte-drapeau de tout ce bazar pour Noël 1991 – c’est Tengai Makyō II: Manjimaru. (Bon, un dernier retard repoussera la sortie à mars 1992, mais c’est l’intention qui compte.)
Les deux Tengai Makyō n’ont que trois ans d’écart et tournent théoriquement sur la même plateforme mais c’est peu dire que la RAM supplémentaire du nouveau format, l’expérience gagnée par l’équipe, le budget bien plus conséquent et – plus globalement – l’ambition délirante de Tengai Makyō II semblent exister sur une autre planète que le premier épisode. C’est un peu comme si le premier Super Mario Bros. avait directement été suivi par Super Mario World.
1989, c’est un an après la sortie de Dragon Quest III et Ziria a encore dans les grandes lignes une tronche de jeu Famicom un peu plus coloré, mais avec des illustrations dignes des meilleurs jeux d’aventures graphiques de l’époque pour les discussions importantes et les combats, le tout stocké sur la place confortable d’un CD-ROM. C’est surtout le son (voix et musiques) qui marque la différence.
1992, c’est déjà un an après Final Fantasy IV, en pleine course à l’armement en matière de démo technique. Tengai Makyō II a d’avantage une tronche de jeu Super Famicom, soutenu par de véritables cinématiques animées produites par des animateurs professionnels, trois heures de dialogues doublés (et mieux encodés), 1h30 de cutscenes basées sur plus de 5000 genga, plus de 100 morceaux de musiques dont une vingtaine de pistes redbook signées en partie par Hisaishi Jō qui sort tout juste de Totoro, une vingtaine de régions intégrant plus de 250 lieux à visiter, 3000+ PNJ, 400+ types d’ennemis, 48 Bosses et une aventure promise pour durer au minimum 70-80 heures sur sa première partie. Tout est dans la démesure et surtout la promotion de cette démesure : je n’ai pas eu à chercher loin pour ces chiffres, ils sont listés dans la pub un peu plus haut.
Au delà de ces progrès bruts et du contenu colossal, c’est la fluidité de l’expérience et le rythme échevelé de l’aventure (surtout dans ses premières heures) qui élèvent Tengai Makyō II aux sommets du genre. Non seulement grâce à l’intelligence du script et au grand nombre de cinématiques, mais aussi pour des raisons techniques liées au Super CD-ROM².
Comme l’explique le lead programmer Iwasaki Hiromasa ci-dessous (avec quelques exemples visuels à la clef), le jeu est désormais capable d’introduire des évènements scriptés impressionnants directement sur la carte du jeu, à la manière de la mise-en-scène ambitieuse d’un Final Fantasy IV, puis de les enchaîner avec des cinématiques qui n’ont carrément aucun équivalent technologique à l’époque.
Mais comment ça se passe, en gros ?
Tengai Makyō II est structuré de manière très similaire à Dragon Quest. C’est un RPG classique, des combats au tour par tour, avec une bande de quatre héros qui va se constituer au fil de l’aventure en visitant des régions qui ont chacune leur « vignette », c’est à dire leur propre arc narratif avec généralement un Boss local qui fout la merde et qu’il va falloir occire pour régler les problèmes des autochtones.
Remplacez juste l’heroic fantasy bon enfant d’Enix par le Zipang, un Japon fantaisiste énormément inspiré par le Japon féodal mais auxquelles se rajoutent légendes locales, références contemporaines parodiques façon Astérix et un brin d’anachronisme technologique (robots-bouddhas, forteresses volantes etc.). Notez aussi qu’à la manière de Gensōsuikoden chez Konami, les différents Tengai Makyō sont relativement indépendants mais se passent dans le même Zipang, certains PNJ de Ziria refaisant du coup leur apparition dans cet épisode.
Il y a précisément mille ans, le Clan des Hommes-Plantes avait tenté de renverser les Humains et s’était vu repoussé par sept vaillants héros du Clan du Feu. Précis comme un coucou suisse, sept énormes monstroplantes jaillissent de nouveau hors du sol et apportent avec elles moult monstres et malédictions. Une région se voit terraformée en désert, une région voit ses habitants transformés en cochons, une des plantes empoisonne les sources voisines etc.
Dans la peau de Sengoku Manjimaru, gamin turbulent qui se découvre être le descendant d’un des héros du Clan du Feu, on va devoir trouver d’autres descendants de notre clan et aller récupérer ensemble les sept épées des sept héros légendaires pour aller couper les sept énormes plantes qui infestent le pays. Les sept épées étant évidemment gardées par sept méchants généraux du camp adverse, tous plus bigarrés les uns que les autres. Voilà le pitch.
Le précis n’a rien de très original mais la personnalité des intervenants et la qualité des dialogues font vraiment forte impression, même (encore plus?) trente ans après. Le premier partenaire qu’on croise dans le jeu, Kabuki Danjurō, joue pour beaucoup dans cet enjaillement. Personnage-culte du jeu au point d’avoir eu trois spin-offs rien qu’à lui et un membre de Boulette (ancienne version) l’utilisant comme pseudonyme, Kabuki est un acteur populaire auprès de tous et surtout de lui-même, ainsi qu’un playboy invétéré proprement incapable de se retenir de draguer tout ce qui passe – heureusement sans le côté désormais problématique de City Hunter car il ne semble jamais passer à l’acte. Sa rencontre dès les premières heures de jeu est l’occasion d’un arc scénaristique assez désopilant avec un acteur rival, Kikugorō. Je me suis gardé une sauvegarde juste pour me repasser cette scène à l’envie. (Matez un peu le dynamisme des transitions ! 1992 !)
Les autres protagonistes (héros compris) ne sont pas aussi attachants mais ils et elle ont chacun leur chouette moment, que ce soit le géant Gokuraku Tarō qui va utiliser deux cordes magiques pour recoller une île au rivage du Japon à la force de ses biceps ou encore Kinu la jeune soigneuse dont la scène-clef, probablement la plus marquante du jeu, ferait probablement passer le jeu en CERO Z aujourd’hui.
Il y a seulement quatre personnages jouables mais le dynamisme du jeu se retranscrit aussi dans la malléabilité du groupe, qui passera finalement (sans vous divulgâcher les nombreux rebondissements) assez peu de temps tous les quatre ensemble dans l’aventure. Cela se ressent malheureusement aussi dans l’équilibrage du jeu, avec une séquence en solo franchement pénible – et clairement conçue pour nous faire ressentir le besoin de constituer un groupe mais cela n’excuse rien – puis au contraire l’impression étrange de rouler sur l’adversité quand on est enfin trois ou quatre.
Le jeu est d’ailleurs globalement assez difficile, avec des monstres plutôt taquins et des pièges parfois bien sournois. En plus des habituels debuffs et autres empoisonnements, il y a par exemple des ennemis qui défroquent les personnages, auquel cas il faudra absolument penser à remettre son équipement à la fin du combat. De nombreux coffres cachent des ennemis, ou des équipements maudits, ou rien et merci pour le détour, ou par exemple un étrange œuf doré qui, si vous ne prenez pas garde et n’arrivez pas à le revendre à temps, va éclore dans votre inventaire et devenir un scarabée d’or, bestiole qui va progressivement transformer tous vos autres objets un par un en scarabée d’or (y compris certains objets de quête qu’il faudra alors aller rechercher screugneugneu). A froid, c’est cocasse, c’est malin, c’est bien vu. Mais sur le coup, c’est plutôt bien relou.
À la décharge du jeu, beaucoup de ces pièges et d’énigmes sont télégraphiés par les quelques 3000+ PNJ du Zipang, même s’il faut ① comprendre le japonais (et parfois le maniérisme du patois local) et ② avoir eu la présence d’esprit de parler à la bonne mémé dans la hutte de pèquenauds d’un poste-frontière à l’autre bout de la région précédente. Dans le même genre, le jeu a de nombreux ennemis frustrants qui incitent à farmer des niveaux, mais un peu de jugeote et d’observation permettront aussi de court-circuiter complètement certains défis et combats, ou même parfois d’accomplir une même sous-quête de deux façons différentes.
Autre particularité du jeu : la gestion de son inventaire. Les persos ont de très petites poches et pas de carriole derrière eux. Manjimaru et Kabuki ne peuvent porter que six objets (hors équipement), Kinu seulement trois objets et l’énorme Gokuraku neuf objets. La gestion de l’inventaire tient donc d’avantage de Resident Evil que de Final Fantasy, surtout que l’équivalent des « coffres magiques » du manoir Spencer ont eux-aussi un espace de stockage assez limité et ne se retrouvent pas dans tous les villages.
Il va donc falloir être frugal dans ses préparations si l’on ne veut pas rapidement se retrouver les poches pleines en plein donjon. La conséquence positive de ce dilemme, c’est qu’on est bien plus enclin à utiliser ses objets que dans un RPG typique. Finies les 99 bouteilles d’hydromel gardées « au cas où » jusqu’au dernier Boss, Manjimaru n’a vraiment pas le luxe de conserver la moindre herbe de soin.
Dans le même genre, la magie est générée de façon assez originale dans le jeu puisqu’il s’agit de parchemins qu’on peut équiper mais aussi s’échanger entre membres du groupe, plusieurs sorts pouvant être utilisés par différents personnages. Il m’est ainsi arrivé que certains persos changent de rôle dans le groupe, en fonction d’un Boss précis ou d’une certaine configuration d’équipe. Il me semble d’ailleurs que tous les persos, même le gros Gokuraku, ont à un moment ou un autre endossé le rôle de soigneur principal du groupe.
Le dernier défi retors du jeu, c’est sa RNG complètement pétée. C’est la raison pour laquelle j’encourage à faire Tengai Makyō II sur PC Engine Mini plutôt que sur une véritable PC Engine, Nintendo DS ou PSP (je ne sais pas si le remake PS2/GC est rééquilibré). Les save states sont une bénédiction face aux Bosses.
J’avais le souvenir d’un jeu très difficile sur PC Engine. Mais bon, normal, j’y pigeais rien. J’avais le vague souvenir d’un chouette été de grind dans les dernières régions du jeu sur DS. Mais bon, j’avais que ça à foutre de grinder pendant des heures sur DS il y a quinze ans. Là, j’ai voulu raisonnablement presser le pas et, bon sang, le jeu est complètement claqué dans son ratios d’actions manquées (même pour les ennemis d’ailleurs, mais surtout en défaveur du joueur).
On passe son temps à tout louper contre les Bosses. Des attaques, des sorts, des debuffs. C’est complètement fou, on a l’impression que le sort s’acharne contre nous. Pas seulement quand on a quelques niveaux trop bas, même si cela semble jouer dans la RNG. J’ai donc limite « TASé » la plupart des Boss Fights en jonglant entre deux sauvegardes instantanées (les deux autres étant bloquées par des scènes scénaristiques loin de sauvegardes in game que je voulais vraiment garder).
Croyez pas que cela rende le jeu « facile » ; ça transforme plutôt ces Boss Fights en gigantesques puzzles à la recherche d’un chemin qui permettrait théoriquement de forcer le destin. Quelques combats sources de one shot m’ont quand même demandé de repartir engranger des niveaux (les deux derniers Bosses notamment).
Malgré quelques combats complètement claqués, même en grugeant comme un cochon donc!, je garde un grand souvenir du jeu et je le conseille – dans la mesure du possible et de la barrière linguistique – à n’importe quel historien du RPG. Et pourtant, je pige tellement de références historiques ou populaires bien trouvées que je me dis que j’en loupe sûrement le double. Genre, le fait que la plupart des meilleures épées dispos dans chaque région soient une référence à l’équipe de baseball du coin. Ou que les trois sœurs ninja qui nous aident tout au long de l’aventure doivent leur existence à un jeu de mot tout pourri sur la lecture viciée du nom d’un ninja folklorique célèbre. Ce sont tous ces détails, quelques scènes épiques et l’humour permanent du jeu qui en font une expérience mémorable.
Sans oublier la bande-son qui évidemment n’a pas pris une ride, que ce soient les quelques morceaux orchestraux de Hisaishi ou les mélodies PCM qui occupent une bonne partie du jeu. Le thème de la balade dans le Zipang par Hisaishi est franchement un monument du jeu vidéo et c’était effectivement difficile d’imaginer un avenir sans CD-ROM après ça.
D’ailleurs, c’est avant tout ce qui rejaillit rétrospectivement de cette épopée. Les gens qui ont connu Tengai Makyō II à l’époque vont progressivement s’éteindre, et le jeu va donc inéluctablement disparaître des classements cités ci-dessus, « meilleur RPG japonais » tout ça, tout ça.
Tengai Makyō n’a malheureusement pas l’héritage de ses concurrents Dragon Quest ou Final Fantasy pour rester dans les mémoires ou être redécouvert par une nouvelle génération de fans, et c’est dommage car on va progressivement perdre de vue que c’est probablement ce jeu plus que tout autre qui a convaincu Squaresoft du danger du CD-ROM, de la nécessité impérative de passer sur le format et donc de la fameuse trahison de FF7 qui scellera le destin de trois consoles et lancera pour de bon la marque PlayStation.
En tout cas, cela m’a fortement donné envie de refaire Tengai Makyō Zero (l’épisode Super Famicom) ou Dai4 (l’épisode Saturn) dans le courant de l’année. Auquel cas, on se reverra sans doute dans ce topic.