De manière générale le grand malentendu repose là : on présente comme des projets muséographiques ce qui relève avant tout de madeleines de Proust, d’où d’ailleurs une obsession pour l’objet physique, son intemporalité fantasmée (cf le fantasme anachronique de jeux d’antan encore sous blister) davantage que pour son historicité. I can relate parce que ce sont les doudous générationnels de ma génération mais il ne fait aucun doute qu’ils connaîtront le même destin que les collections de petites voitures des baby-boomers : de formidables collections privées qui atteindront des prix d’or au moment où les Charles Foster Kane atteindront l’apex de leur pouvoir financier et de leur nostalgie, avant que la valeur marchande de leurs rosebuds ne disparaisse progressivement avec eux, pour ne plus laisser que des joujoux vieillots que la génération suivante n’aura pas de raison de fétichiser.
Après, il y a ce qui relève davantage de l’histoire, et là c’est le boulot des historiens de transformer ces objets en objets d’études, en clés de lecture de la compréhension du monde, probablement en concentrés du zeitgeist de la fin du 20e siècle, l’âge d’or du modèle consumériste américain, de la société du divertissement, de la mondialisation, de l’électronique et informatique grand public et du tout-plastique. D’une certaine manière ces objets cesseront d’être intéressants pour leur immuabilité fantasmée, cet élixir de jouvence qu’on s’obstine à en faire en tentant coûte que coûte de les protéger contre l’usure du soleil, de l’humidité, de la poussière et du temps, pour apparaître pour ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être : une singularité historique, un instantané d’une époque née de la culture de l’innovation et d’une conception schumpeturienne de l’histoire, vouée dès leur naissance même à devenir obsolètes. Ce n’est même pas dire que ces jeux ont vieilli, qu’ils ont été remplacés par plus modernes, etc. ; ils sont eux-mêmes les produits de la culture de la nouveauté et les marqueurs d’une époque pour qui la scansion du temps - news, previews, reviews - était une perpétuelle course en avant, une culture de la surenchère et une érotique de l’imminence. De ce point de vue, il importera peu à l’historien que telle ou telle boîte soit cornée ou pas, c’est le métatexte qui l’intéressera. L’immaculité des boîtes, elle, ce sera l’objet de l’historien et anthropologue des mentalités des années 2010, celui qui se demandera dans 100 ans pourquoi en pleine catastrophe écologique des humains des pays les plus riches emplastiquaient des cartouches vouées à devenir quoiqu’il arrive dysfonctionnelles.
Quant à la mortalité, je ne suis pas sûr qu’elle soit à quarante ans une question de bedoune qui devient flasque et d’ailleurs les jeux vidéo c’était mieux avant ; c’est aussi se poser la question de la transmission, qui n’est pas tout à fait la même que celle de la préservation, et ne plus seulement réfléchir en termes de madeleines de Proust que l’on voudrait mettre pour l’éternité sous verre, et davantage de témoignage et de sens et de clés de lecture que l’on voudrait transmettre au train d’après. Je ne suis pas sûr que les collectionneurs de petites voitures l’aient fait ni que les muettes carcasses en tôle de leurs Citroëns de poche d’antan nous aient franchement expliqué grand chose de l’époque dont nous héritions, car après tout il n’a jamais été question que nous en héritions, ni de leur matérialité, ni de ce qu’elles disent de leur temps, mais nous ne sommes pas obligés de reproduire la même chose, de léguer des bibelots borgnes à nos suivants.